Bosnie : requiem pour la démocratie ?

Un passé qui ne passe pas : les difficultés de la réconciliation après le conflit des années 1990

, par MDH

Le conflit qui a mis un terme à l’expérience yougoslave entre 1992 et 1995 a été le plus violent que l’Europe ait jamais connu depuis la Seconde Guerre mondiale : 130 000 victimes, 4,5 millions de réfugié·es, dont 2,2 millions dans la seule Bosnie, 40 000 disparu·es. À ce bilan accablant s’ajoute le nettoyage ethnique perpétré à l’endroit de la population bosnienne qui a redessiné à jamais le profil démographique du pays, avec un impact d’autant plus grave que sa société était la plus multiethnique des Balkans. Trente ans après la fin du conflit, le bilan de la justice transitionnelle - à savoir cet ensemble de mesures, judiciaires, sociales et culturelles, censées permettre le travail de réconciliation dans les sociétés frappées par la violence de masse - est très mitigé.

Des criminels de guerre encore impunis

À partir de 1993, avec la création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), et plus tard avec la mise en place de juridictions spéciales au niveau interne, beaucoup d’efforts ont été faits pour lutter contre l’impunité des responsables des crimes atroces commis dans les Balkans. Entre 1994 et 2017, le TPIY, appelé à juger les sommets de la hiérarchie militaire et politique ayant traîné les populations de la région dans cette spirale de violence inouïe, a permis de satisfaire en partie le besoin de vérité et de justice pour les sociétés frappées par des crimes de masse. Il a condamné des personnalités importantes des pays impliqués dans le conflit, contribué à démontrer le rôle joué par la Serbie et la Croatie dans le déclenchement de la guerre en Bosnie. Il a établi l’indéniable réalité des crimes perpétrés contre la population civile bosnienne, notamment les horreurs des camps d’Omarska et Prijedor, les massacres de civil·es lors du siège de Mostar et Sarajevo, les viols utilisés comme instruments du nettoyage ethnique et également le génocide de Srebrenica. Mais certains des arrêts de cette juridiction étrangère aux allures de common law [1] se sont révélés clivants pour une population encore traumatisée par la propagande ethno-nationaliste.

Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie situé à La Haye (1993-2017), Pays-Bas
Photo TPIY CC-BY 3.0

Certains des accusés ont parfois instrumentalisé leur procès en profitant de la couverture médiatique, ce qui a profondément indigné les victimes et les témoins pour lesquel·les la collaboration avec les instances internationales était une expérience douloureuse et difficile. Le TPIY laisse donc un héritage problématique, qui l’est d’autant plus aujourd’hui, au fur et au mesure que les anciens condamnés commencent à sortir de prison, car aucun régime particulier n’a été prévu pour leur réinsertion dans la société et aucun repentir n’est demandé comme condition de remise en liberté. Sur le front de la justice interne, concernant les affaires impliquant des accusés de deuxième rang, les poursuites sont lentes et compliquées : en 2023, environ 550 procédures étaient toujours en cours, concernant plus de 9 000 suspects, dont seulement la moitié avaient été identifiés.

Le deuil impossible des disparu·es

On estime à 1 600 le nombre de fosses communes découvertes dans les Balkans après la fin de la guerre. Jusqu’ici, elles ont restitué les corps de 30 000 personnes. La plupart de ces fosses se trouvent en Bosnie et sont liées au génocide de Srebrenica. L’Organisation internationale pour les personnes disparues, appuyée au niveau interne par l’Institut bosnien pour les personnes disparues ont mené un travail très important de recherche et d’identification, qui a permis de reconnaître et de restituer à leurs familles 70 % des victimes dont on avait perdu les traces. Pourtant, 9 000 personnes restent manquantes. Ponctuellement, on continue de découvrir des nouvelles fosses communes à différents endroits du territoire bosnien. Chaque nouvelle découverte ravive l’angoisse des familles qui espèrent et appréhendent que leur proches soient parmi les restes retrouvés. Parfois, comme c’est le cas pour les victimes du génocide de Srebrenica, on procède à des enterrements collectifs de tous les corps récupérés pendant l’année, avec des cercueils qui se comptent par centaines. Le conflit a ainsi plongé la Bosnie dans une sorte de deuil sans fin : il ne peut pas démarrer tant que les familles n’ont pas une tombe sur laquelle se recueillir et il ne peut pas s’achever tant que la terre continue de restituer son triste fardeau.

Une reconnaissance insuffisante des victimes de guerre

Les survivant·es sont aussi dans une situation d’extrême fragilité, en raison de dispositifs d’accompagnement et d’indemnisation largement insuffisants à pallier les conditions de vulnérabilité - physique, psychologique et économique - dans lesquelles le conflit les a précipité·es. Au-delà des difficultés pour obtenir des dommages et intérêts par voie judiciaire, le statut de victime de guerre tend à privilégier les vétérans et souffre encore aujourd’hui de lourds biais ethniques : des conditions particulièrement strictes rendent difficile l’accès aux aides sociales pour tou·tes celles et ceux qui ne relèvent pas des groupes majoritaires dans le lieu de résidence, et certaines victimes sont discriminées car les crimes qui les ont frappées constituent encore des tabous dans la société patriarcale bosnienne. C’est le cas des femmes qui ont été violées pendant la guerre - entre 20 000 et 50 000, - peu soutenues par les pouvoirs publics pour réintégrer leur communauté d’appartenance. C’est à plus forte raison le cas des enfants né·es de ces viols, dont le nombre reste inconnu. La Bosnie a très récemment reconnu leur statut de victimes de guerre, grâce à un intense plaidoyer porté par la société civile, mais la stigmatisation dont iels font l’objet est encore très forte et aggrave le climat d’omerta qui les entoure.

Une mémoire conflictuelle

Le terrain sur lequel l’échec de la justice transitionnelle est peut-être le plus criant en Bosnie, comme d’ailleurs dans le reste des Balkans - est celui des enjeux mémoriels. Les trois groupes ethniques qui se sont affrontés pendant le conflit sont encore fortement exposés à la même rhétorique nationaliste qui en a été à l’origine. La rhétorique victimaire dominante - nous, les seules victimes, les autres, les seuls bourreaux - traverse et pénètre tous les secteurs de la société, des classes dirigeantes, politiques et intellectuelles, aux citoyens lambda, en passant par le système médiatique mainstream et en n’épargnant pas le système éducatif. Ainsi, trois récits concurrents colportent trois versions contradictoires du conflit et de ses causes, où il n’y a aucun espace pour une réflexion dépassionnée sur les événements. Cette situation est d’ailleurs alimentée par l’absence d’une approche commune officielle du passé : dans le système institutionnel bosnien, chaque groupe ethnique peut poursuivre sa propre politique mémorielle, indépendamment et souvent au détriment des groupes ethniques minoritaires sur son territoire. Cela vaut pour les dates des fêtes nationales, pour les marques mémorielles et les monuments, pour les programmes scolaires. Dans ce contexte, le négationnisme et la célébration des criminels de guerre sont monnaie courante et, pour en apprécier la portée, il suffit de considérer que le crime le plus nié du conflit bosnien est à la fois le crime dont on peut, aujourd’hui, douter le moins : le génocide de Srebrenica. Ce dernier est devenu à tel point clivant que c’est sur ce terrain que se joue, depuis plus de deux ans, la crise politique la plus sérieuse que la Bosnie ait connue depuis l’entrée en vigueur des accords de paix en 1995.