En s’appuyant sur la figure du Haut représentant, ou en agissant directement par voie diplomatique, la communauté internationale n’a pas cessé, depuis 1995, d’exercer une pression sur les gouvernants bosniens pour qu’ils abordent la transition vers la paix avec une attitude collaborative. Cette tutelle composite – l’Organisation des Nations unies (ONU), l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et dernièrement l’Union européenne (UE) - qui a d’abord mis l’accent sur l’implémentation des accords de Dayton, s’est progressivement orientée vers la mise en place de mesures nécessaires pour permettre à la Bosnie de se doter d’une économie de marché, notamment dans le cadre de la conditionnalité européenne. La reconnaissance des droits fondamentaux, qui constitue un pilier incontournable du modèle démocratique, a été poursuivie par l’intégration de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) dans sa constitution, au moment de la négociation des accords de Dayton, puis doublée par la présence au sein de la Cour constitutionnelle nationale d’un certain nombre de juges directement nommé·es par le Conseil de l’Europe, et par le financement massif des organisations de la société civile, notamment de défense des droits fondamentaux. La CEDH souligne que le fonctionnement de la démocratie bosnienne est biaisé par le critère ethno-territorial et le système de la représentation politique fortement discriminatoire, ce qui ne se justifie plus trente ans après la fin du conflit. Ces appels sont restés pour l’instant lettre morte du côté de la classe dirigeante car les partis au pouvoir n’ont aucun intérêt à résoudre le dysfonctionnement de l’État. En revanche, la société civile bosnienne les a entièrement repris à son compte, dans l’effort de libérer le pays du carcan ethnique pour tracer un chemin alternatif vers la démocratie. L’activisme mémoriel et la lutte pour les droits des femmes et l’égalité de genre en sont deux exemples marquants.

L’activisme mémoriel, première réponse à l’ethnocentrisme nationaliste
Le terrain le plus important sur lequel se mesure l’implication de la société civile bosnienne est celui de la réconciliation. Les luttes mémorielles menées par les associations ont constitué et constituent encore aujourd’hui un moyen puissant pour prôner un idéal de société, non plus figée dans l’appartenance ethnique, mais unie autour des valeurs fortes de la paix, de respect de la dignité de toutes les victimes, et de la reconnaissance des responsabilités, individuelles et collectives, non seulement sur le plan judiciaire, mais aussi politique et sociétal. Les initiatives de ces acteur·rices concourent toutes, chacune à sa manière, à l’analyse et à la compréhension profonde des mécanismes de la violence, afin qu’elle ne se répète plus. Les premier·ères protagonistes de ce plaidoyer pour la réconciliation de la société bosnienne ont été sans doute les associations des familles des victimes. Initialement engagées dans une intense collaboration avec les instances internationales pour la poursuite des criminels de guerre et la recherche des disparu·es, elles ont acquis au fil du temps un rôle de gardiennes de la mémoire des victimes qui se veut affranchie de la question préjudicielle ethnique. Elles ont été à l’origine d’initiatives de commémoration qui ont défié frontalement les stratégies de mémoire sélective dominantes et qui sont devenus au fil du temps autant d’événements fédérateurs, auxquels des milliers d’activistes participent, au-delà des clivages ethniques. À côté des associations des familles des victimes, il y a toute une nouvelle génération de jeunes militant·es à l’esprit cosmopolite qui, n’ayant pas directement vécu le conflit, ne se reconnaissent pas dans les récits ethnocentrés et plaident pour une appréhension plus humaniste, inclusive et transversale de l’héritage de la guerre. Un exemple en est la Youth Initiative for Human Rights, qui travaille beaucoup à la sensibilisation des jeunes et dont l’action s’incarne surtout par l’art et la performance dans les lieux publics. Une contribution très significative à la construction d’une approche alternative de la mémoire vient enfin des associations nationales, régionales et internationales, qui se sont engagées dans le plaidoyer pour la création d’une commission de vérité et réconciliation dans les Balkans. Ces efforts n’ont pas abouti, mais ces plateformes continuent leur action par une œuvre très importante d’information, de divulgation et de documentation autour des crimes commis pendant le conflit.
Féminisme et égalité des genres contre nationalisme patriarcal
L’autre terrain sur lequel l’apport de la société civile bosnienne a été très significatif est la lutte pour l’égalité de genre et la promotion des droits des femmes. Ils s’agit d’un domaine dans lequel beaucoup reste à faire : le nationalisme ethnique est porteur d’une idéologie conservatrice et traditionaliste qui cantonne la femme à son rôle de mère et d’épouse et mobilise un imaginaire à la forte portée symbolique - la femme comme reproductrice de la communauté et donc gardienne de l’identité ethnique du groupe - que les représentants des différentes églises, souvent proches du pouvoir, viennent renforcer. Ce n’est pas par hasard que le viol de masse a été un instrument des politiques de nettoyage ethnique poursuivies pendant la guerre, et que la question de la reconnaissance des enfants né·es de ces viols reste encore aujourd’hui si difficile à aborder dans le discours public : la violence faite aux femmes sert à entraver la survie du groupe tout entier et, en même temps, avilit les hommes, incapables de protéger les dépositaires de son avenir. Le conflit a donc eu un impact délétère sur la conception des rôles respectifs des femmes et des hommes dans la société, ce qui se manifeste par des niveaux de violence contre les femmes et d’intolérance à l’endroit de l’homosexualité très élevés. Ces acteur·rices agissent essentiellement sur deux plans : d’abord, comme Medica Zenica qui accompagne les victimes du viol de guerre et des autres formes de violence qui se poursuivent dans l’après-conflit ; ensuite, comme l’Open Center de Sarajevo, qui porte des plaidoyers pour la promotion des droits des femmes et de l’égalité de genre, doublés d’initiatives de documentation et sensibilisation à destination des citoyen·nes. Il s’agit d’un travail extrêmement important, compte tenu de la violence de la société bosnienne à l’égard de ces sujets et de la place que le machisme, l’homophobie et la misogynie occupent encore dans la rhétorique d’après-guerre.
Il serait inexact de croire que le travail de ces militant·es de l’égalité et de la mémoire, qui se fait dans un contexte politique hostile et parfois dangereux, ne concerne que l’avenir de la Bosnie. Ces mouvements interrogent en effet des idéaux de société que l’on tient pour acquis dans nos démocraties et qui sont en réalité de plus en plus fragilisés par les crises multiples qui nous guettent. Des notions comme la citoyenneté, la mémoire, l’identité, la participation et, au final, le sens même de l’agir démocratique évoluent : la Bosnie est un exemple inspirant de leurs devenirs possibles, pour le pire et le meilleur.