Bosnie : requiem pour la démocratie ?

Du négationnisme au séparatisme de Milorad Dodick

, par MDH

L’une des raisons pour lesquelles la mémoire du conflit est encore aujourd’hui aussi explosive en Bosnie réside dans le modèle d’État que les protagonistes de la guerre en ex-Yougoslavie ont négocié il y a trente ans, à Dayton, sous l’égide de la communauté internationale. Calqué sur le modèle du consociativisme [1] yougoslave, ce système, ratifiant les résultats territoriaux de la guerre et bâti sur les clivages ethniques qu’il serait censé apaiser, est le contraire exact de l’idéal interculturel qui devrait régir les relations interethniques, à plus forte raison dans le contexte d’un pays sorti du conflit. Il explique un certain nombre de choses, qui font de la Bosnie d’aujourd’hui un État tiraillé entre une pluralité de forces centrifuges, tout comme le fut la Yougoslavie à la veille de la guerre qui en marqua l’éclatement.

Soldat serbe frappant trois civils bosniaques, 1994
Photo Thomas Léger CC BY-SA

Dérives séparatistes sur fond mémoriel

La question de la mémoire du génocide de Srebrenica permet de visualiser les impacts de l’organisation adoptée à Dayton sur l’évolution ultérieure de la politique bosnienne, d’autant plus qu’elle permet d’introduire un personnage central : le Haut représentant de la communauté internationale. Garant du respect des traités de paix, il jouit de pouvoirs d’intervention sur la vie des institutions bosniennes. Or le parti nationaliste serbe, par la voix de son président Milorad Dodick, a toujours nié la portée des crimes commis à Srebrenica, en cohérence avec le récit qui voit le peuple serbe victime de persécutions et pogroms depuis la conquête ottomane. En 2004, sous la pression de la communauté internationale , la République Srpska, entité serbo-bosnienne gouvernée par le parti de Dodick, créa une commission d’enquête, qui admit le caractère génocidaire des opérations conduites dans le secteur par l’armée serbe de Bosnie, ainsi que la responsabilité des sommets de la hiérarchie politique et militaire serbe. Porteur d’une idéologie nationaliste particulièrement extrémiste, Milorad Dodick a décrété l’annulation du rapport de cette première commission et en a nommé deux autres qui, en 2022, ont renversé ses conclusions. Alarmé par la tournure que les revendications serbes étaient en train de prendre vis-à-vis de l’unité de l’État bosnien, le Haut représentant de la communauté internationale a introduit un délit de négationnisme, qui punit quiconque nie, minimise ou fausse la réalité des crimes de guerre établis, célèbre les criminels de guerre reconnus ou propage la haine ethnique – délit pour lequel Milorad Dodik a été aussitôt poursuivi. La réaction serbe ne s’est pas fait attendre : l’assemblée de la République Srpska a adopté des lois qui empêchent l’entrée en vigueur des décisions du Haut représentant, avec une série de mesures censées boycotter l’État central et remettre en cause sa légitimité à représenter tous les Bosnien·nes. Ce différend n’a qu’une seule finalité : séparer la République Srpska de la Bosnie, en mettant fin au compromis, ô combien fragile et imparfait, atteint avec les accords de Dayton.

Un État, deux entités, trois peuples … et aucun·e Bosnien·ne

Le séparatisme serbe est prégnant en Bosnie, en raison de la structure institutionnelle très alambiquée conçue par les négociateurs des traités de paix. Le pouvoir est distribué selon un critère ethno-territorial visant idéalement à permettre une représentation égalitaire des groupes ethniques principaux du pays. La Bosnie est donc sur le papier un État unitaire composé de deux entités autonomes et trois peuples constitutifs. L’entité des Bosniaques et des Croates est la Fédération de Bosnie-Herzégovine ; l’entité des Serbes est la République Srpska. Le consociativisme peut sembler être un modèle viable pour les sociétés multiethniques mais le problème vient du fait que la Fédération de Bosnie-Herzégovine n’est pas habitée que par des Bosniaques et des Croates, pas plus que la République Srpska ne l’est que par des Serbes et que, plus généralement, la Bosnie n’est pas habitée que par des Croates, des Bosniaques et des Serbes. Ainsi cette gouvernance multiplie excessivement les centres de pouvoir, avec une présidence centrale tripartite, 13 parlements, et environ 140 ministres et gomme complètement celles et ceux qui appartiennent à une minorité ou qui ne veulent pas se reconnaître dans ce critère ethnique.
Cette situation a grandement freiné l’émergence de partis non ethniques, porteurs d’un discours alternatif, et renforcé l’emprise des partis nationalistes héritiers directs des classes dirigeantes d’avant-guerre. Cela a surtout empêché l’émergence d’une notion « civique » de citoyenneté : la relation entre l’individu et l’État ne peut se faire que par le medium de l’ethnie, ce qui est d’autant plus grave que celle-ci vit encore prisonnière d’une lecture du passé douloureuse, par là même vulnérable à toutes les manipulations.

Féodalismes

Aux poussées séparatistes plus ou moins intenses selon les contingences s’ajoute l’occupation totale des institutions par les partis nationalistes dominants, à toutes les échelles de la structure étatique. Ce phénomène de state capture, terme qui désigne une situation de corruption systémique, n’est pas propre à la seule Bosnie, et afflige plus généralement l’ensemble des pays des Balkans. En Bosnie pourtant, il développe une nuisance particulière, en raison de l’extrême fragmentation du système politique et de la fragilité, plus marquée qu’ailleurs, de ses institutions centrales. Ces réseaux ethno-clientélaires, qui s’appuient aussi, souvent, sur les groupes informels d’extrême droite très présents dans la région, supplantent complètement l’impartialité administrative, détournent le procédé législatif et alimentent des proximités néfastes entre le monde politique, d’un côté, et le monde économique et médiatique, de l’autre. Étouffée par ce phénomène parasitaire, la Bosnie reste l’un des pays les plus pauvres d’Europe, avec un taux de corruption parmi les plus élevés des Balkans et surtout un sentiment de méfiance, fatigue et déception, à l’égard des institutions de la part de tou·tes les citoyen·nes.