Des terres à la logistique : le pouvoir croissant des Émirats arabes unis dans le système alimentaire mondial

, par Grain

« Nous nous nous dirigeons progressivement vers le bouleversement des systèmes alimentaires afin de pouvoir cultiver n’importe quoi n’importe où, indépendamment du climat et de l’environnement. » – Gouvernement des EAU, 2023 [1]
« La logistique est le point de convergence des ambitions commerciales et stratégiques des Émirats. » – Financial Times, 2024 [2]

Port Zayed, Abu Dhabi

Alors que tous les regards sont tournés vers Gaza, plus au sud, au Soudan, un autre conflit horrible provoque actuellement une famine massive. Les combats qui ont éclaté en avril 2023 opposent une faction militante, les Forces de soutien rapide (FSR), à des milices d’État rivales. Les deux camps se disputent le contrôle du pays et de ses riches ressources minérales et agricoles. Plus de 14 000 personnes ont été tuées, 33 000 autres ont été blessées, quelque dix millions ont été déplacées et une situation de famine généralisée est en train de s’installer [3]. Les Émirats arabes unis (EAU) sont soupçonnés d’armer les FSR. Pourquoi ? En partie, selon les observateurs, pour protéger les cargaisons d’or, de bétail et de produits agricoles [4]. Bien entendu, les EAU unis réfutent cette allégation, mais les preuves parlent d’elles-mêmes.

Pour assurer leur propre sécurité alimentaire, les EAU, comme d’autres États du Golfe, ont pris le contrôle de terres pour développer des exploitations agricoles au Soudan. À l’heure actuelle, deux entreprises émiraties – International Holding Company (IHC), la plus grande société cotée en bourse du pays, et Jenaan – exploitent plus de 50 000 hectares au Soudan. En 2022, un accord a été signé entre IHC et le groupe DAL – détenu par l’un des magnats les plus riches du Soudan – pour mettre en exploitation 162 000 hectares supplémentaires de terres agricoles à Abu Hamad, dans le nord du pays. Ce vaste projet agricole, soutenu par le gouvernement des EAU, sera relié à un tout nouveau port sur la côte soudanaise, qui sera construit et exploité par le groupe Abu Dhabi Ports. Les enjeux économiques de ce projet sont colossaux. Mais les enjeux politiques le sont tout autant. Le port actuel du Soudan, que le projet évitera complètement, est géré par le gouvernement soudanais.
Bien que les EAU soient extrêmement riches grâce à leurs énormes réserves de pétrole et de gaz, une insécurité alimentaire pèse sur ce pays qui dépend d’autres territoires pour son approvisionnement en nourriture. Cette situation n’est pas nouvelle. Depuis des décennies, les EAU dépendent d’autres pays pour leur alimentation, à mesure qu’ils se développent pour devenir une puissance financière dont la population est majoritairement immigrée. Depuis la crise des prix alimentaires de 2007-2008, suivie du Covid et de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des événements qui ont tous perturbé l’approvisionnement des États du Golfe, les Émirats ont accumulé quelque 960 000 hectares d’exploitations agricoles à l’étranger. Aujourd’hui, ces exploitations agricoles internationales sont de plus en plus reliées aux EAU par le biais d’un réseau de ports et de plateformes logistiques étroitement contrôlés, qui font tous l’objet de problèmes de sécurité [5].

L’externalisation de la production alimentaire exige des prouesses logistiques pour acheminer les marchandises à partir des exploitations agricoles étrangères jusqu’aux consommateurs et consommatrices au niveau local et les EAU, qui comptent certaines des meilleures entreprises portuaires, prestataires de services aériens et exploitants d’entrepôts au monde, disposent des capacités nécessaires pour le faire. Mais un tel empire logistique s’accompagne d’une dimension sécuritaire qui, dans le cas des EAU, recoupe des intérêts géopolitiques et militaires. Cela risque de renforcer des relations de pouvoir inégales, voire pire, comme on peut le voir en Afrique. En outre, l’ambition à long terme des EAU n’est pas seulement de devenir autosuffisants sur le plan alimentaire, mais aussi de se transformer en une plaque tournante dans le système commercial agroalimentaire mondial en pleine évolution. Cela signifie devenir un point d’expédition ou de fret aérien essentiel entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, avec la capacité technologique de transporter les denrées alimentaires rapidement et en toute sécurité. Compte tenu de l’immense pouvoir d’achat des EAU et du laxisme réglementaire – pensez aux paradis fiscaux et aux zones franches – à l’égard des investissements internationaux, cela pourrait bien réussir.

Le pouvoir des entreprises et le pouvoir financier et politique croissant des EAU dans le système alimentaire mondial doivent être remis en question, notamment en raison de leurs implications directes pour les communautés locales.

Les investisseurs agroalimentaires des EAU

La sécurité alimentaire est une priorité du gouvernement émirati depuis la crise alimentaire mondiale de 2007, lorsqu’il a appris que les marchés – et donc son inimaginable richesse pétrolière – n’étaient pas fiables. Il est passé à la vitesse supérieure pour changer cette situation, en commençant par les investissements étrangers, y compris une série d’accaparements controversés de terres et d’eau [6]. Vingt ans plus tard, en 2018, les EAU ont lancé une stratégie de sécurité alimentaire qui envisage de combiner investissements étrangers et nationaux [7]. L’objectif était de voir les EAU figurer parmi les dix premiers de l’indice mondial de sécurité alimentaire d’ici à 2021 (en réalité, ils étaient à cette date au 35ème rang) et au premier rang d’ici à 2051. Le plan prévoit non seulement d’accroître le nombre d’exploitations agricoles à l’étranger, mais aussi de renforcer la production alimentaire nationale afin de réduire à 50 % la dépendance des EAU à l’égard des importations de denrées alimentaires, qui s’élève actuellement à 90 % et coûte 14 milliards de dollars des États-Unis par an [8].

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