Finance et communs. Pour une réappropriation collective de la finance
Sommaire du dossier
- Introduction
- De la monnaie qui étrangle à la monnaie qui libère
- Le projet d’une « monnaie pleine »
- Forces, faiblesses et perspectives des monnaies locales en France
- Bitcoin, cryptomonnaies et communs : une difficile conciliation ?
- De la monoculture à la polyculture monétaire : l’« écologie des monnaies » comme nouveau commun
- La dette, une relation sociale fondamentale
- Taux d’intérêts financiers, désintérêt humain
- La dette COVID : annulation de la dette et changement de cap monétaire pour une sortie durable du problème de la dette publique
- Le Debt Collective, un syndicat d’endetté·es qui se battent contre les dettes injustes
- En quoi la comptabilité est-elle façonnée par des considérations politiques et sociales et comment en retour conduit-elle à façonner le monde ?
- Commun écologique contre commun capitaliste
- Quelle est la valeur de résilience des communs face au changement climatique ?
- Comptabiliser ou prendre en compte les biens communs ? Le cas des associations
- Propriété communale et résistance autochtone : l’expropriation comme alternative au « financement » de la récupération des terres
- Les communs en Afrique, modes d’usage et droits locaux
- Partenariats public-commun, autogestion et droit à la ville
- Le rôle stratégique des intermédiaires financiers publics face à la transition énergétique
- Financer les communs sans abîmer le commun
- Une gestion démocratique et solidaire des communs ? Banques communautaires de développement au Brésil
- La pérennisation dans la durée d’une expérience autogestionnaire : une ligne de crête entre indépendance juridique et capitalistique, redistribution des surplus et capacité d’investissement pour préserver l’avenir
- Sécurité économique et Fonds socialisé d’investissement : des communs de mutualisation pour financer les communs
- Metasueños : auto-financer l’artivisme numérique depuis les Suds par l’usage de la blockchain
- Le FDNN ou comment financer les communs numériques pour un internet libre
La pérennisation dans la durée d’une expérience autogestionnaire : une ligne de crête entre indépendance juridique et capitalistique, redistribution des surplus et capacité d’investissement pour préserver l’avenir
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Ce court article a vocation à s’interroger sur la manière dont le déploiement de l’autogestion au sein d’une entreprise de conseil et d’études rencontre, au fur et à mesure de la croissance de cette dernière, des problèmes de financement liés à son insertion dans une société capitaliste. Ceux-ci se manifestent en raison de problèmes internes – éloignement vis-à-vis de certaines valeurs ou vision différente de l’avenir de l’entreprise – mais également en raison de problèmes externes, provenant d’un renforcement du champ concurrentiel. Nous verrons ainsi comment l’adoption du statut de SCOP a permis de pallier certaines difficultés en matière de gestion opérationnelle et financière et de s’adapter à une évolution de l’environnement.
Z ou l’autogestion comme le choix d’une société de prestations intellectuelles
Dans la mouvance des utopies soixante-huitardes et influencé·es par l’expérience du « socialisme autogestionnaire à la yougoslave », des intellectuel·les décident de créer, au début des années 1970, une société de prestations intellectuelles (Z.) au service de militant·es syndicales·aux engagé·es dans les entreprises. Ils et elles choisissent alors de mettre en cohérence les préconisations portées par leurs travaux avec l’organisation interne de la structure en cours de constitution.
Les piliers constitutifs de cette organisation autogestionnaire se déclinent autour :
- d’une décentralisation de l’organisation à travers la création de départements, autonomes dans leur gestion (recrutement, gestion de l’activité, affectation des résultats...) et centrés sur les différents secteurs économiques d’intervention (industrie, services aux entreprises, services à la personne...) ou sur les régions d’implantation successives [1] ;
- d’une élection de l’ensemble des postes à responsabilité par les collectifs de travail et aussi (surtout) par une rotation effective des mandats (mandats de 3 ans renouvelables une fois pour l’ensemble de ceux-ci) ;
- d’une délégation effective du contrôle de la gestion, de la part des porteur·ses de parts du capital, aux salarié·es. Les organes de direction de l’entreprise sont ainsi élu·es en assemblée générale des salarié·es, et ce processus se décline aux différents niveaux de l’organisation, les responsables des départements étant également élu·es par leur collectif ;
- d’une acculturation au fonctionnement collectif et d’une acceptation sans cesse renouvelées des membres de l’organisation pour faire vivre ces modalités qui reposent sur un investissement individuel conséquent (nombreuses réunions collectives, intérêt et implication dans les décisions structurantes, obligation de prise de responsabilité, etc.) ;
- d’un appui aux mouvements d’émancipation économique et sociale sous forme de formations ou d’études sur différents sujets.
Il est à noter que ces éléments subsistent encore, plus de cinquante ans après la création de la structure (une SARL à l’époque). Au-delà du contexte politique de l’époque, cette orientation autogestionnaire a, sans nul doute, été facilitée par les caractéristiques économiques de cette activité. Cette dernière se fonde sur un métier en émergence qui compte peu d’acteurs présents et structurés sur ce champ. La nature même du métier et des choix internes exigent peu de ressources (organisation légère en termes de bureaux avec un recours à la location), notamment lors des premières années : compte tenu des incertitudes législatives pesant sur cette activité, le nombre de salarié·es exerçant à temps partiel, disposant d’une autre activité par ailleurs. Enfin cette activité génère une trésorerie alimentée par un besoin en fonds de roulement structurellement pourvoyeur de liquidités.
La nécessité d’une sécurisation de l’indépendance juridique et financière : le passage en SCOP
Tout au long des années 70, 80, et 90, la société Z. continue d’évoluer principalement en densifiant sa présence géographique et sectorielle et en se professionnalisant. Les prestations sont assurées désormais par des salarié·es en CDI à temps plein. Leur contenu se transforme, passant progressivement de pratiques fortement teintées d’engagement militant à des travaux à l’assise professionnelle reconnue. Les fonctions supports (documentation, comptabilité) se structurent progressivement afin d’accompagner la croissance de l’entreprise.
Des tensions émergent cependant à la fin des années 90, sous l’effet notamment de facteurs externes.
La notion de contexte (et de pression) concurrentiel, jusqu’alors absente des représentations et des discussions au sein de l’entreprise, devient plus prégnante, à la fois à travers la fusion de certains concurrents mais aussi en raison de l’irruption de nouveaux entrants auprès des clients habituels et historiques de l’entreprise.
Les débats collectifs qui étaient centrés essentiellement sur le fonctionnement de l’organisation (évolution des règles internes notamment) interrogent alors le besoin d’un pilotage plus structuré et centralisé en matière de développement commercial ainsi qu’en matière d’investissements dans les ressources humaines. Ils donnent ainsi un poids plus important à une direction centrale, élue sur la base d’un projet collectif, qui s’imposerait alors de manière plus claire à l’ensemble des collectifs. L’organisation se fracture alors entre les tenant·es d’une ligne qui met au centre la préservation de l’organisation historique (la périphérie s’imposant toujours au centre) et celleux qui adhérent à une évolution plus centralisatrice, considérée comme nécessaire à la conservation de la pérennité de l’entreprise. Si cette dernière finalement l’emporte (au bout de trois assemblées générales en deux ans), des départs de salarié·es se produisent, générant une perte de client·es conséquent·es.
Cette situation se conjugue alors avec un renouvellement générationnel important (départ de certain·es historiques), avec un certain épuisement du contrat moral interne sur la question de la valorisation des parts ainsi que sur la place, dans l’organisation, de ces détenteur·rices. [2] Survient également la nécessité de mobiliser des ressources plus importantes pour financer le développement. Historiquement, en effet, tous les résultats dégagés par l’entreprise ont été redistribués aux salarié·es et l’entreprise ne disposait que de fonds propres négligeables, ce qui ne la mettait d’ailleurs pas à l’abri d’une année compliquée en termes d’activité.
La nécessité de sécuriser les modalités de détention des parts, de mettre en cohérence le fonctionnement réel avec la forme juridique de l’entreprise (devenue une société anonyme) et de permettre la constitution de réserves financières devient une priorité de l’entreprise au cours de la décennie 2000. Une perspective évidente s’impose assez vite, la transformation de Société Commerciale en Société Coopérative et Participative (SCOP).
En effet les modalités de fonctionnement de Z. s’accorde historiquement avec les principes des SCOP, voire vont au-delà des principes obligatoires : pouvoir démocratique exercé par les membres dans l’établissement des politiques et de la prise de décisions ; droits de vote égaux en vertu de la règle : un membre, une voix ; élection des différent·es responsables avec également rotation des mandats, participation à la gouvernance économique des membres (décision sur l’affectation des excédents), autonomie organisationnelle et indépendance (préservation du pouvoir démocratique) et information continue des membres sur les différents aspects de la vie de l’organisation.
Le passage en SCOP, en raison de la non-fongibilité des réserves [3] et de l’intangibilité de la valeur de la part sociale des coopératives, [4] permet surtout de régler la question de la valorisation des parts pour les détenteur·rices de capitaux. La possibilité de définir, dans les statuts, les modalités de répartition des excédents permettraient également de réguler les arbitrages entre constitution de fonds propres et distribution des résultats auprès des salarié·es.
À l’occasion du passage en SCOP, des mécanismes économiques et financiers mis en place pour préserver l’avenir
Éviter la préférence pour le présent : la mise en place d’objectifs économiques et financiers
Au-delà des questions autour de la détention, de la valorisation, de la transmission des parts et de la convergence entre structure juridique et structure opérationnelle, le passage en SCOP est l’occasion d’un débat autour de la nécessité du renforcement des fonds propres de l’entreprise.
Jusqu’à présent, l’ensemble des résultats dégagés étaient redistribués aux membres de l’entreprise sous forme de primes, permettant l’atteinte de niveaux de rémunérations (très) confortables. Or le passage en SCOP s’opère concomitamment à une année plus difficile en termes économiques où la question d’une perte éventuelle de chiffre d’affaires et des modalités de son absorption (par une diminution de la part variable des salaires) se pose pour une société qui a certes, à ce moment-là, 40 années d’existence mais aucune réserve.
Tirant les conséquences de cette situation, l’entreprise met en place, à l’issue d’un vote lors d’une assemblée générale des salarié·es, les conditions de réalisation de deux objectifs :
- un objectif de constitution progressive de fonds propres équivalents à 10 % de son chiffre d’affaires,
- alimenté par un objectif collectif de 2 % de résultat avant impôt chaque année. Ce niveau de résultat va abonder, pour une moitié, les réserves de l’entreprise et, pour l’autre, la réserve spéciale de participation.
Ces objectifs modestes (si on les compare aux attendus actionnariaux « classiques ») ont pourtant fait l’objet de vifs débats lors de l’assemblée générale, sachant que l’obligation d’un résultat de 2 % ne concerne en fait qu’un « résultat résiduel », c’est-à-dire après versement de primes [5] dans les différents départements.
Vers un dépassement progressif de choix contraints ?
Le passage en SCOP et la mise en place d’objectifs économiques et financiers permet également d’ouvrir des perspectives en termes de choix de gestion, choix auparavant limités en matière de politique immobilière ainsi que de systèmes d’information. Concernant la politique immobilière, la question de l’acquisition se heurtait à la problématique d’impact sur la valeur des actions détenues. La location des locaux était ainsi systématique, avec des coûts à long terme plus onéreux dans un contexte de croissance continue du prix de l’immobilier d’entreprise (jusqu’à une période récente). Par ailleurs, des investissements dans les systèmes d’information [6] s’imposaient, compte tenu de la taille de la société. Or ils étaient systématiquement abordés sous l’angle du coût, écartant des solutions « de marché » au profit de développements internes ou des solutions peu onéreuses à court termes, [7] posant des problèmes de maintenance se révélant non évolutives avec le temps.
Les nouvelles règles économiques et financières ont permis également, dans un contexte d’évolution forte du cadre d’exercice du métier et de renforcement de la pression concurrentielle, de mener une réflexion et des actions plus construites en matière de développement, telles que la création d’un service de communication externe et la structuration d’une politique dédiée sur ce sujet, l’ouverture de fonds mutualisés [8] au niveau de la société, en appui au développement des différents départements et secteurs professionnels où les enjeux étaient les plus forts, ainsi que la réalisation d’opérations de croissance externe à travers la prise de participation dans des entités complétant l’offre de services, tant d’un point de vue de contenus que de capillarité géographique.
En guise de conclusion : un modèle autogestionnaire dont la pérennité économique et financière se confronte avec l’environnement externe et « oblige » à des adaptations
Cette rapide présentation d’un cas d’une entreprise autogestionnaire presque « pure et parfaite » et de son évolution illustre le fait que, même lorsque la profitabilité est au rendez-vous, les choix d’organisation et de gestion économique et financière internes nécessitent l’intégration d’un environnement qui ne s’adosse pas aux mêmes conventions. Le passage en SCOP a ainsi permis une politique de constitution de fonds propres qui étaient nécessaires au vu de la nécessité de financer différents investissements pour assurer la continuité de la structure.
On peut plus largement se demander dans quelle mesure le modèle économique capitaliste induit une évolution sociologique des salarié·es qui s’éloignent de l’engagement et d’un certain militantisme. Comment ce modèle économique et social autogestionnaire peut-il être préservé lorsque l’entreprise grossit et atteint plusieurs centaines de salarié·es dans des pays différents ? En d’autres termes, on peut se demander si la préservation de choix entièrement redistributifs vers les salarié·es (tout en opérant des apports à la société civile sous forme de formations et d’études), et d’un modèle économique autofinancé doit emporter les orientations internes au risque d’atténuer ou de mettre en jeu la pérennité, à long terme de l’entreprise et l’emploi des personnes.