Low tech : face au tout numérique, se réapproprier les technologies
Sommaire du dossier
- Introduction
- Dématérialisation des services publics : nouvelle forme d’exclusion ?
- L’automate et le tâcheron
- Les réalités occultées du « progrès » technique : inégalités et désastres socio-écologiques
- La déconnexion aux technologies de communication
- Écrans et enfants : un phénomène de pollution mentale
- Se défaire de nos habitudes de confort numérique
- L’omniprésence du numérique dans notre organisation sociale
- L’Atelier Paysan : produire des technologies appropriées au service de l’agroécologie paysanne
- L’arnaque des algorithmes d’aide à la prise de décision
- Les algorithmes, « armes de destruction mathématiques »
- Le Numérique, outil ou handicap pour la transition énergétique ?
- Technocritique et écologie : les années 1970
- Consommation énergétique et cycle de vie des objets numériques : quels impacts environnementaux ?
- Défaire l’industrie. Blocage et recyclage, pour un monde habitable
- Numérique, transition énergétique et infrastructures low tech
- L’empreinte énergétique du numérique augmente
- Enercoop, un modèle énergétique citoyen
- Sauver les ordinateurs, sauver Internet
- Au-delà du low tech : technologies zombies, soutenabilité et inventions
- À Cusco, des low tech qui ne disent pas leur nom
- Le Parti communiste chinois face à l’Anthropocène : quelles ambitions internationales ?
- Hackerspaces : récupérer, se réapproprier, démocratiser les technologies numériques
- Souveraineté technologique, de quoi parle-t-on ?
- Comment l’activisme numérique favorise les réactionnaires
- Low tech, logiciels libres et Open Source : quelles synergies à développer ?
- L’enjeu de « la bataille du Libre » : réhabiliter les communs
- Combattre le capitalisme identitaire
- Face au capitalisme de surveillance : quelles alternatives aux géants du numérique ?
- Low tech, le portail migrant·es ?
- Le premier réseau de téléphonie mobile communautaire, un pont entre les communautés de hackeurs et les peuples autochtones du Mexique
- Les low tech avec les réfugié·es : une histoire d’autonomie et de résilience
- Les femmes et l’informatique : histoire d’une exclusion, enjeux de la réappropriation
- Créer nos propres insfrastructures féministes
- Quelles technologies pour quels futurs ? Se réapproprier les imaginaires avec les ateliers de l’Antémonde
- La Ğ1, une monnaie libre, auto-gérée et sobre énergétiquement
- Une technologie au service de la vie
Comment l’activisme numérique favorise les réactionnaires
Jen Schradie est une sociologue états-unienne et autrice du livre The revolution that wasn’t : how digital activism favors conservatives (« La révolution qui n’était pas : ou comment l’activisme numérique favorise les réactionnaires », Harvard University Press, 2019, non traduit). Dans une étude menée dans l’État de Caroline du Nord pendant plusieurs années, elle s’intéresse à l’activisme politique autour du droit du travail afin d’évaluer la présence des différents acteurs sur Internet et les réseaux sociaux. Selon elle, l’idée commune qu’Internet a favorisé l’émergence et l’amplification de mouvements de gauche, comme le Printemps arabe ou Occupy Wall Street, est faussée ; et qu’au contraire Internet amplifie plutôt la voix des classes moyennes et supérieures, des organisations hiérarchisées et des courants politique de droite.
Classe et race
La sociologue montre tout d’abord que les classes moyennes et supérieures ont bien plus de probabilité d’être actives sur Internet, tandis que les classes populaires, et en particulier les afro-états-unien·nes, le sont beaucoup moins. Si l’âge joue effectivement un rôle, le statut socio-économique, le niveau éducatif et le niveau de revenu sont des facteurs bien plus déterminants. L’accès à l’objet (ordinateur, téléphone portable, tablette) et à la connexion Internet est évidemment un premier élément de disparité. Le deuxième a trait aux savoir-faire, savoir-utiliser les outils en ligne, dont les fonctions évoluent rapidement, mais également à une auto-perception d’être resté·e en marge de ce monde numérique, qui va trop vite, qui est « pour les autres ». La question du temps influe également : les personnes qui travaillent comme caissières ou autres doivent souvent remettre leur téléphone à leur employeur pendant leur temps de travail – alors que les cadres, seul·es dans leur bureau, ont bien plus de marges d’autonomie pour être actif·ves en ligne pendant les heures de bureau. Or, les personnes des classes populaires cumulent souvent plusieurs « jobs » et n’ont pas le temps de publier, de « liker » ou de commenter sur Facebook ou Twitter.
De plus, pour les personnes afro-états-uniennes, la peur ou l’angoisse liée à la participation aux débats sur Internet au sujet de leur environnement de travail est réelle. Une anecdote, rapportée par l’autrice, raconte comment, lorsque les alarié·es afro-états-unien·nes s’étaient organisé·es en syndicat, certain·es employé·es d’entretien de l’université avaient trouvé sur leur lieu de travail une corde avec un nœud coulant – des réminiscences des lynchages contre les Noir·es. La peur des représailles politiques, qu’elles soient physiques ou par un licenciement, inhibe l’activisme en ligne, trop individualisé et identifiable, comparé à des formes d’actions plus collectives, pour beaucoup d’Afro-états-unien·nes.
Institutions
Le deuxième facteur qui détermine l’efficacité d’un groupe politique en ligne est, selon la recherche de Schradie, son type d’organisation. Contrairement à l’idée qu’Internet favorise les mouvements décentralisés, l’autrice argumente que les organisations hiérarchiques, au sein desquelles les prises de décision se prennent par le haut et s’appliquent verticalement, sont le plus présentes et influentes sur Internet. En effet, l’utilisation des outils nécessite que les échanges soient structurés de façon réfléchie et cohérente, dans une logique de division sociale des tâches. De plus, ce sont les organisations disposant de ressources en personnel dédié à interagir en ligne et publier des contenus qui dominent l’espace numérique.
Or, à droite, les institutions sont plus hiérarchisées et unifiées, alors qu’à gauche elles ont tendance à être plus horizontales et plus fracturées. Le facteur organisationnel a tendance à favoriser un individualisme en réseau qui correspond plus au modèle d’organisation des groupes politiques de droite.
Idéologie
La troisième dimension de la fracture numérique qu’Internet n’a pas résorbée est le déséquilibre idéologique : la droite utilise plus Internet que la gauche. Les conservateurs (de droite) sont en général plus actif·ves en ligne, produisent plus de contenus, possèdent des sites Internet plus complexes et plus souvent actualisés, twittent et commentent plus sur Facebook. C’est le cœur de leur activité politique, alors que la gauche a plutôt tendance à considérer les espaces en ligne comme une stratégie parmi d’autres, qui n’est pas une priorité ni un substitut à l’organisation politique.
La différence de visibilité sur Internet tient également au type de message diffusé : centré sur la liberté individuelle, clair et concis, le message de la droite est facilement assimilable et relayable. Au contraire, celui des progressistes (de gauche) est plus varié, centré sur la justice, et prône la diversité des voix. C’est un message plus complexe à articuler et donc plus difficile à diffuser. En outre, les airs apocalyptiques des « menaces qui planent sur la liberté » touchent plus l’affectif et la dimension de la croyance ; au contraire, l’appel de gauche à la participation sur la base d’une information diversifiée est moins motivant immédiatement.
La plupart des chercheur·ses et journalistes ont été hypnotisé·es par l’usage que la gauche fait d’Internet et ont généralement omis d’observer que la droite avait gagné bien plus de terrain. Le résultat est qu’en 2012 les Républicains ont remporté une victoire historique en Caroline du Nord, leur permettant de faire passer des réformes comme l’interdiction de toilettes transgenre, la tentative d’imposition d’une religion d’État, le recul de l’accès à l’avortement ou encore des modifications de la loi électorale leur permettant de rester au pouvoir. Selon la sociologue, ce réseau dense d’activistes en ligne de droite a également été un élément décisif de la victoire de Trump en 2016.
Conclusion
Les trois facteurs qu’examine Jen Schradie : la classe sociale, le type d’organisation et l’idéologie n’œuvrent pas séparément. Au contraire, ces différents facteurs combinés amplifient les effets des autres. Ils s’imbriquent et aggravent ainsi la fracture de l’activisme en ligne. Ainsi, le potentiel démocratique d’Internet n’a, en quelque sorte, pas tenu ses promesses, dans le sens où il amplifie davantage les voix dominantes et isole les plus marginalisé·es. Le pluralisme et le mode d’organisation horizontale ne sont pas favorisés par les outils en ligne ; la révolution numérique est une révolution qui n’a pas eu lieu.