Séminaire itinérant sur l’extractivisme, volet II : direction la Bolivie

Après un mois de vacances et un mois de rentrée sur les chapeaux de roue, je vous écris à nouveau pour vous raconter le deuxième volet du séminaire itinérant sur l’extractivisme, qui cette année s’est déroulé en Bolivie. Au départ de La Paz, nous avons parcouru la majeure partie des Andes boliviennes, avec un circuit qui s’est articulé autour du passé et du présent minier dans ce pays : Oruro, Llallagua, Sucre, Potosi et Uyuni. Sept jours avec trente cinq chercheur·ses (historien·nes, sociologues, anthropologues, géographes, un techniciens du développement, deux spécialistes en communication sociale, un médecin). Sept jours avec des Argentins, des Chiliens, des Bolivien·nes, Péruvien·nes et Français·es. (Vous remarquerez mon usage sporadique, mais tout à fait précis et conscient, de l’usage du point médian pour l’écriture inclusive : le monde minier reste un monde d’homme, étudié principalement par des hommes. Voilà d’ailleurs ce que permet de rendre visible l’écriture inclusive : là où il y a des femmes, et là où il n’y en a justement pas, histoire qu’on se pose la question). Sept jours enfin de visites guidées, d’explorations, de rencontres, de débats, d’échanges, de questionnements, de nouvelles amitiés naissantes, de projets de recherche collaboratifs en perspective.

La ligne bleue du téléphérique de La Paz.

Mais commençons par le commencement : en arrivant de Cusco à La Paz en bus (à peine 14h de trajet, une nuit, quel soulagement après les 36h de route vers le Chili l’année dernière), il m’a fallu prendre le circuit de téléphérique urbain. Pour la grenobloise que je suis (et malgré le sarcasme de mes collègues qui y vivent encore et qui prétendent me disqualifier comme grenobloise), c’est très étrange : les téléphériques, c’est fait pour le ski, c’est bien connu ! Mais La Paz a mis en place, depuis dix ans, une demi-douzaine de lignes de téléphérique (bleue, rouge, verte, café, etc) qui se révèlent bien utile pour passer de la cuvette de La Paz au plateau d’El Alto, les deux parties de la capitale bolivienne, la première plus institutionnelle et bourgeoise, la seconde clairement marquée par la migration rurale ayamara et prolétaire. Mais La Paz, pour moi, c’est aussi la capitale informelle de Cusco. C’est-à-dire : c’est une ville andine, avec des femmes qui portent la pollera (jupon traditionnel) et les chapeaux typiques, avec des montagnes tout autour, où on mange en toute tranquilité du chuño (la fameuse patate déshydratée) et du charqui (de la viande séchée, souvent de lama). Alors qu’à Lima la créole, héritière du poids colonial, située sur la côte : les cusquénien·nes en se sentent qu’à moitié chez elleux. En un sens, ce serait plus logique que La Paz soit la capitale de Cusco. Et puis, La Paz, la Bolivie, c’est aussi une histoire extraordinaire d’organisation sociale et politique depuis des décennies, et plus récemment une révolution culturelle antiraciste qui a mené à une nouvelle constitution en 2006-2008 – un point de non retour. Depuis la gauche cusquénienne, on admire terriblement ce peuple capable de dire “non” à la réélection d’un président qui cherchait à se maintenir au pouvoir, mais qui a maintenu le Mouvement Vers le Socialisme (MAS – le parti politique d’Evo Morales), comme instrument politique de transformation sociale. Bref, pour moi venir en Bolivie, et pour en apprendre plus sur l’histoire et le présent minier, c’est un beau cadeau.

Lundi 30 septembre, donc, notre groupe éclectique s’est réuni à La Paz, devant les bureaux de l’Institut de Recherche sur le Développement, une institution française de recherche multidisciplinaire qui regroupe tant de biologistes que des anthropologues. C’est là que travaillent les organisateurs de notre périple : Pablo, un historien bolivien spécialiste de la période coloniale ; Claude, socio-anthropologue français qui travaille sur les paysans mineurs ; Nicolas, anthropologue frano-chilien qui se penche actuellement sur la matérialité du circuit économique minier (route, machines, techniques, etc) ; et Hernan, historien argentin installé depuis vingt ans en Bolivie et spécialiste de la cocaïne dans ce pays (qui a des histoires passionnantes et un peu loufoques parfois à raconter). Et leurs collègues et collaborateurs, avec qui nous nous sommes empressés de monter dans le bus, direction Oruro.

Fresque murale à Oruro, représentant un mineur jouant de la trompette et deux diables typiques du Carnaval.

Oruro, dans l’imaginaire collectif des Andes péruviennes, c’est le Carnaval peuplé de diables colorés et de danses effrénées. Je ne pourrais pas vous en dire plus, octobre ce n’est pas la saison du carnaval. Par contre, ce que j’ai appris, c’est que c’est aussi un haut lieu de l’histoire minière du pays. Nous sommes d’abord passé par la faculté d’ingénierie des mines : notre Pablo a présenté un livre récemment publié sur l’histoire minière de la région, un livre de photographies d’un allemand de passage dans le région. Mais ce qui nous a toustes le plus marqué, c’est l’exposition d’un professeur de l’université sur “l’activité minière de demain” : partant du principe (inébranlable) que la demande en minerai est exponentiel et n’est pas prête de s’arrêter, il nous a expliqué que trois modalités s’offriront à nous tout bientôt. D’abord, l’activité minière souterraine profonde, à 3,5 km sous terre ; l’activité minière sous-marine, dans les bas-fonds des océans ; et l’activité minière spatiale – l’idée étant de capter des astéroïdes et d’en prélever tout le minerai précieux. Puisque l’espace n’appartient à aucun État, tous les terrestres auraient droit d’accès à ces ressources (lol). Selon lui toujours, des experts de la Nasa estimeraient que si l’on exploitait les ressources de astéroïdes proches de la Terre, “chaque habitant·e de la planète bénéficierait d’une fortune personnelle de 100 000 millions de dollars”. J’attends donc mon chèque avec impatience.

Puis nous sommes allé·es visiter le Sanctuaire Notre Dame du Socavon – un musée minier qui permet de visiter les (plutôt une) galerie souterraine autrefois exploitée par les mineurs de fonds. C’était très impressionnant pour moi qui, en tant que femme, n’ai généralement pas le droit de rentrer dans le tunnel (j’ai dû vous en parler dans un autre article, mais au sujet de “pourquoi les femmes en peuvent pas rentrer dans les mines”, je vous renvoie à l’excellent article de Pascale Absi, anthropologue féministe qui a travaillé sur les mineurs boliviens). C’était donc la première fois pour moi que je pénétrais dans les tréfonds de la terre comme ça. L’odeur de souffre, l’humidité de l’air, le froid des parois… ce n’était pas bien profond par rapport à là où travaillent actuellement les mineurs, mais ça reste impressionnant.

Entrée de la galerie souterrain du musée minier Notre Dame du Socavon.

Notre guide, affublé d’un casque et de bottes de caoutchouc de mineur, nous a alors présenté au “Tio” (l’oncle). Cette figure est absolument centrale pour les mineurs andins et en particulier boliviens : il s’agit du “propriétaire” de la mine, un esprit de la montagne, souvent confondu avec le Diable (qui habite sous terre, c’est bien connu, et les chrétiens le rappellent avec force depuis des siècles). Mais comme le guide nous l’a rappelé avec insistance, rien à voir avec le Diable “méchant” : il s’agit d’un esprit à qui il faut demander la permission pour rentrer dans le tunnel, une forme de protection pour ce travail souvent dangereux, et avec qui on passe des accords : tu me donnes l’or que tu possèdes et en échange je te donne des offrandes. Souvent des feuilles de coca (évidemment), des bouteilles d’alcool, des fœtus de lamas, un peu d’argent, etc. A l’entrée de tous les “socavones” (tunnel minier) de Bolivie, on trouve un Tio, qui peut prendre différentes formes : anthropomorphes avec des éléments typiques du mineur, mais aussi juste un creux dans la roche ou un trou dans le sol. Dans tous les cas, on mâche des feuilles de coca avec le Tio, on le fait boire, on le traite avec respect et réciprocité : c’est une condition sine qua non pour pouvoir travailler avec succès dans les entrailles de la terre. Jusqu’à aujourd’hui, des dizaines de personnes viennent à ce sanctuaire pour demander la permission d’ouvrir une mine ou un négoce, pour le remercier des succès en affaires, pour lui demander quelque chose. Au-delà du monde minier, à Oruro, le Tio est une figure centrale de la vie sociale et spirituelle. En ce sens, la Bolivie conserve des rites et traditions très fortes, alors qu’au Pérou elles perdent de leur force avec l’avancée d’une certaine modernité occidentale.

Le deuxième jour, nous sommes allé·es visiter la région au sud d’Oruro, entre Huanuni et Llallagua. Il s’agit d’une région historiquement extrêmement marquée par les mines. A Huanuni, par exemple, les mines d’étain ont été nationalisées avec la grande révolution de 1952 : mais cela a impliqué aussi le licenciement d’un grand nombre de mineurs, qui sont partis chercher fortune un peu plus loin sous la modalité de coopérative, ce qui a rendu le paysage socio-économique plus complexe. Aujourd’hui, environ 5000 personnes travaillent ces mines d’étain étatisées ; et de nombreuses personnes “volent” (jurkeo, une pratique datant de l’époque coloniale où les autochtones cherchaient à compenser leurs salaires de misères en volant un peu de minerai) car – disent-ils – ces mines sont à l’État, elles appartiennent à tout le monde. Depuis le mirador au dessus de la ville, on voit clairement les infrastructures anciennes et les nouvelles, avec au milieu une ville qui vit principalement de l’activité minière.

Puis nous avons rendu visite à la coopérative de mineurs de Catavi, d’une centaine environ d’associés, qui travaillent sur/dans le site d’un ancien centre de traitement de l’étain. Au milieu des ruines d’un passé glorieux, réutilisant des machines (et parfois des morceaux de machines) du début du XXe siècle, les mineurs réutilisent aujourd’hui les restes de roche pour finir d’en extraire l’étain qui n’avait pas pu être extrait du fait d’une technologie autrefois moins efficace. Le passé et le présent se chevauchent au milieu de gigantesques machines d’un autre âge, qui donnent l’impression de se trouver au cœur du film de Charlie Chaplin "Les temps modernes". La face cachée de notre confort moderne, fait de conserves et de soudures en étain par millier.

Un camion vide sa charge de roche afin de passer par les moulins et extraire l’étain.

Ensuite nous avons visité, à Uncia, la maison de Simon I. Patiño, l’un des principaux barons de l’étain du pays. Il s’agit d’un personnage d’une extraordinaire complexité : issu d’un milieu rural modeste, il a investi toutes ses ressources dans la Mine du Socorro, qui un beau jour a fini par “produire”. Son nom est lié à une période de l’histoire où l’exploitation du travail était massive et où les gouvernements nationaux étaient à sa botte (bon, c’est vrai, l’État coopté par des intérêts privés de grands groupes économiques, ça tend à être le cas dans différentes régions du monde). Il a fait construire une partie des chemins de fer boliviens (selon ses propres intérêts bien sûr), a ouvert sa propre banque, bref, un grand patron. Mais c’est également une figure de revendication nationale contre le puissant voisin chilien : il a petit à petit, et dans l’ombre, racheté les parts de la plus grande entreprise minière chilienne installée dans la région, jusqu’à en être propriétaire à 75 % et à “renvoyer les chiliens chez eux”. C’était aussi un “cholo”, aux traits andins, amplement discriminé et méprisé par l’élite blanche bolivienne. Son nom apparaît partout dans l’histoire minière du pays : une fondation créée par ses héritier·es pour gérer sa colossale fortune offre d’ailleurs des bourses à des ornithologues et autres scientifiques pour aller se former à la conservation de la nature en Europe et en Amérique du Nord. On est en droit de se demander pourquoi cette fondation en sert pas à remédier aux passifs environnementaux laissés par ses activités minières il y a plus de cent ans… Mais c’est une autre histoire.

Finalement, ce jour-là (et oui, ça a été une très longue journée), nous nous sommes rendu·es à l’Université Siglo XX (20e siècle), une université unique en son genre, créée par et pour les ouvriers de la région. Son objectif déclaré : libérer les travailleurs boliviens de la dépendance économique, politique et idéologique, la libération de l’exploitation de l’homme par l’homme, afin de créer une société juste, durable, égalitaire. Le but de cette université est (et je cite textuellement le powerpoint) la “formation de professionnels organiques de la classe ouvrière et des autres classes et nationalités exploitées et opprimées, et son projet historique est le pouvoir populaire pluriculturel”. Avouez, ça fait rêver. Surtout quand le représentant universitaire explique que “les universités, depuis leur naissance, ont fait écho à leur contexte politique et économique, et ont reproduit le système de vie et la politique économique du moment. Par exemple, l’Université de la Sorbonne à Paris a été le berceau du libéralisme ; l’université catholique de Louvain (en Belgique) a été l’atelier des socio-démocrates ; et l’Université d’Harvard aux États-Unis a produit les néolibéraux du monde entier”. Et bim. Bien sûr, en discutant par la suite avec les collègues bolivien·nes, iels racontent les failles, les carences, la corruption de l’université. N’empêche, c’est l’Université du XXe Siècle qui a produit des analyses de métaux lourds dans les eaux polluées par les mines, alors qu’au Pérou, il a fallu attendre l’intérêt d’universitaires nord-américain·es ou européen·nes pour que de telles études voient le jour. Personnellement, je suis impressionnée.

Je vous avoue que j’ai bien dormi cette nuit-là. Le troisième jour, nous avons rendu visite à une autre coopérative de mineurs, celle de Capasirca, qui exploite de l’or. On nous avait prévenu, ici aussi l’histoire minière est prégnante. C’est là qu’a eu lieu le dernier grand massacre de mineurs de Bolivie, en 1996, appelé “le massacre de Noël” ou encore “le massacre de Amayapampa”. J’ai un peu perdu les détails de l’histoire, mais ce qui m’est resté marqué, c’est l’expression de défi et de fierté d’un mineur racontant qu’ils avaient utilisé des pierres très dures (déchets de leur activité) et des machines de compression à air pour les lancer sur les policiers. En Bolivie, la colère des mineurs fait trembler des régions entières : il faut dire qu’ils manipulent des explosifs tous les jours dans le fond des tunnels miniers, et qu’ils peuvent aussi les utiliser contre leurs ennemis (de classe). Le massacre des mineurs et leur syndicalisation massif et solide fait donc aussi partie de cette région.

Conversation avec Max, associé de la coopérative minière de Capasirca.

Les survivants de ce massacre sont aujourd’hui les “investisseurs” de la coopérative, et ceux qui ont le plus de pouvoir de décision. Ensuite viennent les “associés”, qui travaillent en groupe de cinq ou six, et qui se répartissent à la fin de la journée ou de la semaine la quantité d’or extraite. La coopérative joue le rôle d’assureur, en terme financier mais aussi de santé lors d’un accident. Finalement, les “peones” sont les travailleurs du bas de l’échelle, qui en font pas officiellement partie de la coopérative, et dont les conditions de travail sont les plus précaires. Les mineurs ouvrent les galeries souterraines avec les explosifs, puis extraient la roche, qu’ils font moudre et la mélangent avec de l’eau qui passe par des machines qui séparent par gravité le minerai. Enfin, ce qui est récupéré est mélangé à du mercure, qui finit par séparer complètement l’or. Pendant ce temps-là, les épouses sont “femmes au foyer”, s’occupent des enfants et des poules, mais ne peuvent pas produire beaucoup plus que pour l’autosubsistance – et sont donc assez dépendante de l’argent que leurs maris peuvent leur donner. Une dépendance féminine aux revenus miniers masculins que je connais bien au Pérou. Il faut dire qu’aucune femme ne travaille dans la coopérative de Capasirca, sauf une femme de ménage et la secrétaire. Mais ces messieurs ont vite fait de passer à un autre sujet, moins gênant sûrement, lorsque je leur pose la question.

Nous avons déjeuné à Pocoata, un petit bourg en aval de toutes ses mines, qui ressent les impacts de la pollution minière : les sols s’assèchent et avec eux les cultures vivrières, les animaux refusent de boire l’eau qui sent mauvais et meurent, les poissons ont disparu des cours d’eau. Les gens de la région en veulent plus acheter leurs produits agricoles de peur d’être contaminé·es. Le projet de dépollution des eaux est en attente depuis plusieurs années, et rien n’avance à cause de la bureaucratie étatique et d’une loi minière qui ne prévoit pas explicitement qu’une partie des rentes minières de l’État doive être destinée à des projets de restauration environnementale. Mais aussi à cause de la guerre intestine du MAS, qui occupe toute les énergies du parti, et met en suspend toutes les exigences populaires. Maria, une journaliste de la radio Pio XII, a été aux côtés des mineurs quand ils se sont fait massacrés par la police, mais elle est également aux côtés des populations rurales qui vivent principalement de l’agriculture. Son discours est limpide : “la vie est tellement paradoxale : c’est l’activité minière qui soutient économiquement le pays. Elle est peut être prédatrice et polluante, mais c’est la seule source d’emploi. Alors ce qu’on veut, nous, c’est une activité minière responsable, avec des technologies propres et de mesures de sécurité industrielle. Il y a des gens extrêmement écologistes, mais qu’est ce que ces gens proposent aux travailleurs pour leur subsistance ?”. J’ai rarement entendu quelqu’un prendre véritablement au sérieux les deux aspects (effectivement contradictoire) de l’activité minière (principalement informelle) : la nécessité d’avoir accès à des revenus économiques, et la préoccupation pour la question environnementale, pour les voisins et les futures générations – sans que l’un en prenne le pas sur l’autre.

Ce soir-là, nous avons dormi à Sucre la blanche, une ville coloniale magnifique et la capitale constitutionnelle de la Bolivie (La Paz étant la capitale constitutionnelle, et Santa Cruz – dans l’Amazonie – la capitale économique). Le lendemain, sur le chemin vers Potosi, nous sommes passé·es par les rives d’un fleuve qui avait été contaminé par les eaux acides d’un barrage minier. Il y a quinze ans, me raconte Isaac, un psychologue communautaire qui a travaillé dans la région, ce village en face était un désastre. L’eau était grise, elle sentait vraiment mauvais, et plus personne ne vivait dans ce village. Tout le monde avait migré à cause de ce désastre environnemental, un des plus importants d’Amérique du sud dans les dernières décennies. La dépression et l’alcoolisme avait commencé à faire des ravages chez les habitants. Et puis, en collaboration avec différentes institutions comme l’IRD, un barrage a peu être reconstruit et les eaux dépolluées. Bien sûr, ce n’est que partie remise car ce barrage aussi pourrait céder un jour ; mais en attendant, me raconte le collègue, c’est une immense victoire que de voir ce fleuve à peu près décent, et le village éclatant de verdure. Des tests doivent être réalisés prochainement pour évaluer les niveaux de métaux lourds et les risques persistant pour la santé des habitants.

Sucre, capitale constitutionnelle de la Bolivie, et son centre historique aux façades blanches.

Et puis, nous sommes arrivé·es à Potosi. C’est un peu un lieu de pèlerinage pour moi : le centre économique colonial qui a mobilisé toutes les ressources et les richesses d’Amérique du sud pendant des siècles. Potosi, l’origine de tout, la source de l’accumulation primitive qui a permis le développement du capitalisme européen, le début de l’exploitation des richesses du Sud pour subventionner le niveau de vie du Nord, le creuset des rapports coloniaux… Potosi, la fameuse, l’historique, d’où se sont vidées (et se vident encore) les veines ouvertes de l’Amérique latine, pour reprendre le titre de l’ouvrage d’Eduardo Galeano.

En arrière plan, le Cerro Rico de Potosi, cette montagne qui produit de l’argent depuis plus de cinq siècle. Au premier plan, une statue de conquistador espagnol, l’épée à la main et l’air arrogant, devant lequel une femme est agenouillée. Une fière représentation de la colonisation.

A Potosi, nous avons visité la Casa de la Moneda (la maison de la monnaie). C’est là qu’était rassemblé tout l’argent extrait du Cerro Rico (« la Montagne Riche »), qui produit sans discontinuer de l’argent depuis cinq siècle, bien que la production varie avec le temps. Au cours de cette visite, j’ai appris que des centaines de mules venaient d’Argentine et mourraient dans les moulins au bout de cinq mois. Que les autochtones de tout le Pérou et Bolivie venaient faire la mit’a, le travail obligatoire à tour de rôle dans des conditions inhumaines, pour la couronne espagnole, souvent en famille. Et j’ai appris quelques unes de leurs stratégies pour essayer de voler un peu d’argent et se sortir du cercle vicieux de la dette qui les enchaînait souvent à Potosi et au travail forcé. J’ai pu observer toutes ces anciennes pièces de monnaie en argent, avec les différentes façon de les estampiller, les objets d’art, les momies de nouveaux-nés enterrés parce qu’ils étaient malades de toutes ces maladies qui ravagent les corps et les familles surexploitées. Potosi, la grandeur et l’oppression, l’histoire qui marque une architecture magnifique dans une ville où – selon mes collègues – les cancers sont terriblement communs. On est même monté·es sur le toit de la Casa de la Moneda pour prendre une photo de groupe devant le Cerro Rico – mais je suis descendue rapidement, j’ai le vertige, et j’ai eu les jambes qui tremblaient pendant une heure.

Pièce d’argent de l’époque coloniale.
La vue sur le Cerro Rico depuis le toit de la Casa de la Moneda.

Enfin, nous sommes allé·es à Uyuni, surtout connu des circuits touristiques pour son immense « salar » - une grande étendue de sel à perte de vue. Pendant la saison des pluies (entre novembre et mars), le salar est couvert de quelques centimètres d’eau, et fait l’effet d’un immense miroir à ciel ouvert. Si c’est devenu l’une des principales attractions touristiques de Bolivie, c’est surtout une région clé, à la croisée des chemins de fer vers le Chili et l’Argentine : le cimetière de locomotive sur les bords du salar en témoigne d’ailleurs. Mais pour nous, l’intérêt principal est la mine de lithium dans la région et la stratégie d’industrialisation de ce minerai critique pour les batteries électriques et la transition énergétique. La région à la frontière du Chili, de l’Argentine et de la Bolivie (justement où se concentrent les salars) est l’une des principales réserves de lithium du monde. Deux de nos collègues ont présenté quelques résultats de leurs récents travaux sur l’extraction du lithium en Bolivie et au Chili, les méthodes d’extractions peu efficaces, les revenus finalement peu élevés, les impacts environnementaux, les conflits avec les entreprises transnationales. Les discours nationaux qui parient tout sur cette industrie qui ne bénéficie en définitive que bien peu aux pays et aux sociétés sud-américaines ; et comme le souligne un collègue bolivien, pour combattre le changement climatique, cette industrie en accélère les causes et les conséquences.

Cimetière de locomotive dans le salar d’Uyuni.

Yamileth, la secrétaire de la Fédération Régionale Unitaire des Travailleurs Paysans du Sud (FRUTCAS) est aussi intervenue. Tout d’abord, elle a rappelé qu’avant le révolution culturelle de 2006, l’arrivée au pouvoir d’Evo Morales et la nouvelle Constitution, les entreprises transnationales étaient les propriétaires du territoire et de l’eau, elles achetaient l’État et extrayaient tout ce qu’elles voulaient. Aujourd’hui, ce sont les intérêts des « gens d’ici », de ce territoire, de leur identité territoriale qui s’opposent à ceux du grand capital : depuis une quinzaine d’année, la FRUTCAS impulse un projet d’industrialisation du lithium : c’est, selon ses mots, l’espoir d’une vie meilleure, d’être enfin connectés aux réseaux d’eau et d’électricité – dans le salar, il n’y a absolument rien. Mais que ce soit un projet 100 % bolivien, que nous en soyons l’origine et les bénéficiaires : « que ce soit nos propres ingénieurs qui travaillent sur le projet – qu’ils aillent se faire former techniquement ailleurs s’il le faut, mais il est hors de question que des entreprises privées s’approprient nos ressources. » Yamileth raconte que le coup d’État de 2019, qui a vu Jeanine Añez prendre illégitimement le pouvoir, a marqué un coup d’arrêt à ce projet d’industrialisation du lithium par les « gens d’ici ». Elle estime que Luis Arce, le nouveau président également issu du MAS, n’est pas transparent, les informations ne circulent pas ; alors la population s’est mobilisée pacifiquement pour exiger les avancées du projet, et pour cela, iels ont été réprimé·es. La FRUTCAS a fait une proposition de loi sur le lithium, par le biais d’une plateforme technique nationale qui prend sérieusement en compte la question environnementale : « parce que nous, nous vivons ici, et l’impact environnemental, ça va avant tout être nous qui allons le subir ». Or, le projet de loi a été retoqué à la tête de l’État, et a été substantiellement modifié ; dans ces conditions, la FRUTCAS ne veut plus être partie prenante de ce processus, et s’est retirée. Son organisation exige aussi une autonomie régionale plus importante pour la gestion financière et technique des projets de développement : la plupart de la rente minière d’Uyuni va au budget national, mais iels ne voient aucun projet de développement concret d’infrastructure sociale et matérielle (transport, hôpital, écoles, etc) sur leur territoire.

Et ainsi s’est conclu notre séminaire itinérant : avec un repas collectif au milieu du salar d’Uyuni, devant l’immensité du sel et du ciel. A rire, partager, boire un peu, débattre beaucoup. Le vent a failli emporter la tente en toile, et le soleil a eu raison de mes rétines – avec cette sensation que ce moment est fugace mais inoubliable ; ces choses-là ne se répètent pas. Quoiqu’il arrive, ce moment reste inoubliable.

Votre fidèle serviteuse brandissant fièrement le drapeau de la Wiphala (symbole des nations autochtones des Andes) au milieu du salar d’Uyuni.

L’année prochaine, le troisième volet du séminaire itinérant devrait être au Pérou : on ne sait pas encore si dans les Andes centrales ou dans le sud, ‘chez moi’. Mais ce qui est sûr, c’est que je vais revenir : les collègues bolivien·nes m’attendent, à la frontière autour du lac Titicaca, dans les régions historiques de l’altiplano, ou ailleurs. Les interminables conversations, les échanges bibliographiques, les réflexions partagées, l’expérience de faire du travail de terrain à trente cinq personnes, tout cela impulse inévitablement vers des collaborations futures. Tellement de choses à voir, tellement de choses à penser, tellement de choses à dire. J’ai hâte.