Salut à toustes - me voici donc de retour au Pérou !
Et évidemment à chaque fois que je traverse l’Atlantique, il y a des remous. Pour la petite histoire : en septembre 2019, je montais dans l’avion pour le Pérou, et en arrivant le Congrès avait été dissout ; en décembre 2022, je rentrais en France le lendemain du discours à caractère putschiste de Pedro Castillo et de sa destitution ; en juin 2023, je repartais pour le Pérou et les émeutes pour le meurtre de Nahel commençaient ; en juin 2024, je prenais à nouveau l’avion entre les deux tours des législatives anticipées en France... On me dit dans l’oreillette que ça n’aurait rien à voir avec moi, et bien plus avec une instabilité sociopolitique chronique partout dans le monde. Dans tous les cas, à chaque fois que je traverse l’Atlantique, il y a du grabuge.
Cette fois, c’est à Lima, la capitale péruvienne, que "la pomme de terre brûle" (expression péruvienne pour dire que la situation est tendue. J’ai décidé de continuer à diffuser des expressions littéralement traduites d’une langue à l’autre, vous êtes prévenu·es). Depuis quelques mois, la situation d’insécurité a augmenté très vite et très fort. Les extorsions dans les quartiers de classe moyenne sont devenues de plus en plus communes ; les groupes armés attaquent les bus de transport public et sont capables de tuer pour quelques centimes. Tout le monde le ressent, tout le monde m’en parle. L’année dernière en décembre, juste au moment où je rentrais en France s’organisait une grève des chauffeurs de bus pour protester contre l’insécurité sur leur lieu de travail : il est insupportable de risquer sa vie tous les jours pour essayer de la gagner.
Cette année, c’est le meurtre d’un chanteur du très connu groupe de cumbia Armonia 10, le 16 mars très tôt le matin, qui a déclenché la "crise". Le Pérou est sous le choc : si même des célébrités comme le "Russe" (le chanteur du groupe) est abattu de sang froid pour le voler, c’est que la vie du commun des mortels n’a vraiment aucune valeur. Rapidement, Lima s’organise pour descendre dans les rues et pour exiger des garanties pour leurs vies, une véritable politique de lutte contre le crime organisé, et pour (une nouvelle fois) dénoncer le gouvernement de Dina Boluarte, avec cette consigne : "L’Etat ne lutte pas contre la criminalité, il la gère." Il faut dire que la police nationale est fortement impliquée dans le crime organisé : d’une part, un certain nombre de journalistes ont pu démontrer que les policiers louent leurs armes (pour s/50 par jour, soit 12€) aux groupes criminels. D’autre part, les journaux télévisés titrent de plus en plus : "des policiers extorquaient les extorqueurs". La police péruvienne n’est vraiment qu’une mafia en uniforme.
En outre, il y a de fortes suspicions pour que l’envolée du niveau de violence et d’insécurité ait des causes politiques plus profondes. Rappelons que le gouvernement de Boluarte, né d’un coup d’Etat institutionnel type "lawfare" (comme ce qu’il s’est passé contre Dilma Rousseff au Brésil), a largement consolidé son caractère dictatorial depuis début 2023. Fermeture abusive du local du Mouvement Homosexuel de Lima, censure contre toute une série d’artistes critiques, persécutions politiques à n’en pas finir... et plus récemment, une loi anti-ONG qui établit un contrôle strict de l’Etat sur les différentes ONG et qui leur interdit, entre autres, de porter plainte contre lui, notamment dans des cas de criminalisation des mobilisations sociales et d’atteintes aux droits humains (cette loi, combinée avec le retrait de la coopération étatsunienne de USAID, est une calamité pour le secteur de la solidarité internationale au Pérou). Bref, nous sommes dans un contexte autoritaire à penchant dictatorial, aux mains notamment du parti fujimoriste.
Ce parti est lié à la dictature d’Alberto Fujimori dans les années 1990, qui avait effectué un virage néolibéral brutal en mode "théorie du shock", mené une guerre contre-insurrectionnelle extrêmement violente dans les régions rurales, et stérilisé de force près de 300.000 femmes principalement autochtones. Depuis les années 2000, ce parti s’est caractérisé par ses liens avec le narcotrafic et un niveau de corruption invraisemblable. La fille d’Alberto, Keiko, a tenté - sans succès - d’accéder à la présidence trois fois de suite. Nous comprenons toustes le coup d’Etat institutionnel contre Castillo comme une façon, pour le fujimorisme, de revenir au pouvoir sans passer par les urnes. Or, il lui manque encore cette légitimité "officielle" pour s’ancrer définitivement dans le pays. Comme dans les années 1990, où le fujimorisme s’est présenté en grand vainqueur contre le terrorisme (le sentier lumineux et le mouvement révolutionnaire tupac amaru), il a aujourd’hui besoin d’un ennemi pour justifier la politique de "mano dura", de réponse militarisée pour justifier son retour au pouvoir. Les élections générales auront lieu en avril 2026. Étant donné les liens du fujimorisme avec le crime organisé, qui finance ses campagnes depuis une bonne quinzaine d’années, dans quelle mesure n’est ce pas une stratégie du fujimorisme de favoriser l’expansion de la criminalité pour justifier une posture de militarisation afin de restaurer la sécurité, et au passage, de s’accrocher au pouvoir ?
La situation est dramatique. Dans le Sud du pays, on refuse de se montrer solidaire de Lima, qui a abandonné les populations rurales au moment des grandes mobilisations contre Dina Boluarte (décembre 2022-mars 2023). Lima est une ville immense, dangereuse, atomisée, individualisée au possible. Le conflit de classe est prégnant : lorsque les chauffeurs de bus se sont mobilisés en décembre 2024, ils étaient seuls. Lors de la grande mobilisation de ce samedi 22 mars, c’est principalement la classe moyenne qui est descendue dans les rues, avec des mots d’ordre plutôt moraux, mais aucune stratégie politique. La situation économique s’est effondrée dramatiquement pour la grande majorité des classes travailleuses du pays depuis l’arrivée au pouvoir de Boluarte. La pression politique ne diminue pas, et maintenant, le crime organisé (a priori dirigé à des fins politiques) prend le pas sur le pays.
Pendant ce temps là, moi, je dois écrire ma thèse. C’est difficile de se sentir aussi impuissante, dans un panorama où les organisations collectives sont plus divisées que jamais, et où on arrive pas à se regrouper. Mais je dois écrire ma thèse. Ce matin, je lis sur les réseaux sociaux qu’à Cusco une petite fille de trois ans est morte des séquelles de la torture sexuelle subie par son propre père. J’ai envie de tout brûler mais je dois écrire ma thèse. Et à Gaza, Israël continue à bombarder massivement, et la propagande sioniste continue à frayer son chemin, y compris dans ma famille. Mais bon, je dois écrire ma thèse.
Enfin. Je continuerai à vous raconter le monde depuis l’autre côté de l’Atlantique. Portez vous bien et à très vite. Moi je retourne écrire.