Afrique Australe : Il était une fois deux voisins qui célébraient leurs seize ans et leurs trente ans…

, par Pambazuka , LOWE MORNA Colleen

 

Ce texte, publié originellement en anglais par Pambazuka, a été traduit par Alexandre Friot, traducteur bénévole pour rinoceros.

 

Seize ans à peine et déjà des signes de fatigue : telle est l’atmosphère qui planait sur l’Afrique du Sud à l’approche de l’anniversaire, ce 27 avril, des premières élections démocratiques de 1994. Les manigances politiques de l’extrême droite, qui rêve encore d’une « patrie séparée » pour les blancs, et de l’extrême-gauche qui s’obstine à chanter « tuer les Boers » [chant de guerre] malgré la condamnation par la Cour suprême du caractère haineux de ce texte, ont conduit le journal sud-africain Mail and Guardian à créer le terme d’ « idiotocratie » pour qualifier notre monde politique.

De l’autre côté de la frontière, le Zimbabwe a célébré, de manière fort discrète, son trentième anniversaire le 18 avril. Le pays qui, au cours de ces mêmes seize années, a basculé du statut de grenier à blé de la région à une autocratie frappée par la pauvreté, est toujours dirigé par le même leader qui a réussi à voler les élections à l’opposition et mène encore la danse dans un gouvernement prétendûment d’union nationale.

Alors que j’aurai moi-même cinquante ans le mois prochain, je ne peux pas m’empêcher de pleurer ces deux pays qui me sont chers, dont les destins sont inextricablement liés et qui ont façonné ma vie. Je suis née et j’ai passé les seize premières années de ma vie au sein d’une mission de l’Eglise unie du Christ (United Church of Christ) dans un endroit reculé du Sud-Est du Zimbabwe, à quelques kilomètres à vol d’oiseau de la frontière mozambicaine.

Mes parents, deux Sud-Africains blancs ayant fui l’apartheid dans les années cinquante et espérant que ce qui était alors la Rhodésie du Sud accèderait à l’indépendance comme ses voisins, cherchaient à vivre leur propre vision de l’avenir au sein de cette communauté tranquille. Au lieu de cela, suite à la déclaration unilatérale d’indépendance de Ian Smith en 1965 et une décennie plus tard à la défection de la moitié des élèves de l’école pour rejoindre la guérilla au Mozambique après l’indépendance de ce pays, ils embrassèrent la cause du mouvement de libération nationale. En 1976, ils furent dépouillés de leur citoyenneté et se réfugièrent au Botswana.

Je suis retournée au Zimbabwe peu après son indépendance en 1980, une fois terminée mes études de journalisme à l’étranger, pour y vivre l’une des périodes les plus passionnantes de ma carrière, après que le président Robert Mugabe ait appelé chacun à ranger son épée au fourreau. Afin de combler le retard du système éducatif noir que j’avais moi-même suivi jusqu’au secondaire, il investit massivement dans l’éducation. Cet héritage est manifeste quand on voit que la matière grise zimbabwéenne est devenue la principale exportation du pays.

Cœur géographique de la SADC (Communauté de développement d’Afrique australe), le Zimbabwe était rapidement devenu son cœur intellectuel : le centre des efforts visant à s’affranchir de la dépendance économique envers l’Afrique du Sud, et un terrain d’expérimentation pour chaque nouvelle théorie du développement.

Mais dès la fin des années 80 le lustre n’était plus si éclatant. L’écrasante majorité des médias contrôlés par l’État ne faisait plus que chanter des louanges du parti unique. L’armée était intervenue pour écraser – littéralement - l’opposition de la ZAPU (Zimbabwe African People’s Union) dans son fief du Matabeleland [Ouest du pays à majorité ndebele]. Ce fut une journée à la fois profondément heureuse et triste que celle où la ZANU (Zimbabwe African National Union) et la ZAPU signèrent un accord de paix. Ce fut en effet la fin de tout semblant d’opposition, le début de la pensée unique qui mènera d’une redistribution des terres ordonnée à un programme de redistribution anarchique et, ainsi, le pays vers un inévitable déclin économique.

A cette époque, j’avais accepté un emploi auprès du Secrétariat du Commonwealth et fut nommée chef des opérations de sa mission d’observation en Afrique du Sud de 1991 à 1994. Les élections de 1994 – avec l’Inkatha Freedom Party (IFP) venant à la dernière minute avec des réimpressions de bulletins de vote et une organisation logistique cauchemardesque - étaient loin d’être parfaites, mais devaient être maintenues. Je me souviens de cette longue nuit où nous élaborions notre rapport pour le Commonwealth et tentions de trouver les mots justes qui valideraient ces élections sans rien sacrifier aux standards d’élections libres et équitables. Nous nous sommes finalement mis d’accord pour dire que les élections "ont largement reflété la volonté du peuple."

Comme le 18 avril 1980 au Zimbabwe, le 27 avril 1994 en Afrique du Sud fut un moment de joie absolue. Ceux d’entre nous qui ont eu la chance de vivre ces deux moments, les conservent gravés dans leurs cœurs comme des expériences uniques et inaltérables, peu importe ce qui suivit. D’ailleurs, si nous revenons en 2010, la question qui est dans tous les esprits est la suivante : l’Afrique du Sud prendra t-elle le même chemin que le Zimbabwe ? Ce n’est pas inévitable, mais le danger est réel.

L’Afrique du Sud est un pays beaucoup plus étendu et diversifié que le Zimbabwe. Ironiquement, l’« idiotocratie »de droite et de gauche sont un de ses atouts : une telle polarisation laisse un vaste espace pour un centre plus rationnel, si les extrêmes ne peuvent pas dominer. La fermeture complète de cet espace au Zimbabwe est ce qui a empêché le Mouvement pour le changement démocratique (MDC) de s’imposer. Les piliers de la démocratie : la liberté d’association, la liberté d’expression et un pouvoir judiciaire indépendant sont certes fortement sollicités, mais ils sont toujours intacts en Afrique du Sud.

Le leadership, cependant, soulève de sérieuses préoccupations. Un baromètre révélateur de la qualité de ce leadership est de savoir comment les femmes sont perçues par ceux au pouvoir, puisqu’elles constituent souvent dans nos pays une majorité silencieuse. J’ai un souvenir très précis, alors que j’étais encore journaliste au Zimbabwe, de la première visite de Nelson Mandela, peu après sa sortie de prison en 1990. En foulant le tapis rouge aux côtés de Mugabe, il apparut clairement mal à l’aise alors qu’il s’approchait des partisanes de la ZANU étendant au sol des pagnes à l’effigie de leur chef. Mugabe, de son côté, grinça des dents quand des dizaines de femmes sud-africaines exilées passèrent les barrières pour embrasser Mandela dans une démonstration publique de leur égalité.

Ça, c’était le premier dirigeant de l’Afrique du Sud [post-apartheid]. Maintenant, nous avons Jacob Zuma : le populiste. Ouvertement polygame et affichant ses mœurs légères, il est incapable d’articuler une vision claire pour son pays, y compris sur les droits des femmes, ou de contrôler les tendances rétives au sein de son parti du Congrès national africain (ANC). La disparition de la Commission sur l’égalité des sexes est symptomatique d’un malaise plus large qui touche le renforcement et l’approfondissement de la démocratie dont le 27 avril 1994 marquait le début.

L’une des images qui m’inquiète le plus alors que le Zimbabwe fête ses trente ans et l’Afrique du Sud ses seize ans, est celle du leader de la Ligue de la Jeunesse du Congrès National Africain (ANCYL), Julius Malema, portant une chemise à l’effigie de Mugabe et s’auréolant ainsi du halo du leader octogénaire du Zimbabwe. Les réprimandes de Zuma et de l’ANC étaient les bienvenues, mais nous avons appris à être sceptiques quant à ce qui suivra. Malema, il convient de le rappeler, a fait appel d’une décision de la Cour d’Egalité l’ayant reconnu coupable de sexisme pour sa grossière déclaration selon laquelle une femme ne demande pas à son violeur d’argent pour le taxi le lendemain matin.

Alors que nous devrions célébrer la fin des pires formes de racisme sous les régimes des colons blancs et l’émergence de nations arc-en-ciel faisant un atout de leur diversité, nous pleurons deux pays qui nous sont chers. Le seul espoir est que, de ces larmes, émergeront des stratégies rédemptrices et une vision claire vers 2020. Trop de gens se sont sacrifiés pour que nous nous perdions si tôt.